Dans mon bureau trône une
reproduction de la carte du monde de Willem Janszoon Blaeu de 1635.
J’aime
particulièrement cette représentation du globe, parce qu’elle est inachevée. Le cartographe s’en est tenu à des
lignes évanescentes, voire même manquantes, là où les territoires étaient
encore vierges d’explorateurs. Il a préféré l’absence à la tentation de compléter
le contour de terres inconnues en puisant dans son imagination. Quelle sagesse
que de représenter de la sorte les limites de ses connaissances ! Et
quelle leçon d’humilité, qui pourrait en inspirer plus d’un aujourd’hui !
Alors que la pandémie de
coronavirus semble derrière nous en Suisse, on assiste à un déferlement d’opinions
en tout genre de gens qui sont persuadés de savoir : savoir ce qu’il
aurait fallu faire, ou ne pas faire, au plus fort de la crise. On est toujours
plus intelligent après coup, rappelle le dicton. Mais justement, être
intelligent, c’est se rappeler que l’on n’avait pas alors l’information dont on
dispose aujourd’hui, que l’on ignorait ce que l’on apprendrait seulement plus
tard. Il se trouve que notre cerveau est un champion du remplissage du vide,
prouesse qui va de pair avec l’oubli. Nos souvenirs, contrairement à la carte
de Blaeu, intègrent les savoirs qui sont apparus plus tard pour redessiner le
passé.
Cette faculté à imaginer des
issues différentes fait sans aucun doute la force de notre espèce. Grâce à
elle, nous pouvons apprendre sans devoir expérimenter tous les scénarios.
Plutôt que de mettre notre vie en jeu, ce sont nos modèles du monde qui
évoluent, les moins adaptés disparaissant au profit des plus adéquats. Un
avantage certain, à condition toutefois de ne pas confondre nos fantaisies avec
la réalité. Les « Si seulement… », « Il aurait fallu… », « On
n’aurait pas dû… » fleurissent alors comme autant de motifs à regretter, à
s’énerver, à s’attrister, c’est-à-dire à brasser des émotions inutiles, puisque
sans lien avec ce qui a effectivement eu lieu. A l’image d’un boursicoteur qui
s’en veut de ne pas avoir acheté au plus bas pour vendre aux prix les plus
favorables : lire les cours d’hier est plus aisé que de prédire ceux de
demain, à n’en pas douter.
Nous sommes souvent – mais
apparemment pas toujours – plus intelligents après coup, alors que nous connaissons
ce que nous ne savions pas alors. Puisse cette intelligence nous prémunir de
juger les décisions d’autrui sur la base d’informations dont il ne disposait
pas à ce moment ! Puisse cette intelligence nous rappeler humblement que
nous n’aurions certainement pas fait mieux que ceux qui avaient la charge de
prendre des décisions cruciales alors !
Et surtout, puisse cette
intelligence nous rappeler que notre carte du monde est toujours incomplète,
que demain nous apprendra des choses que nous ignorons aujourd’hui ! Qu’il
est apaisant de savoir… que l’on ne savait pas. Merci Monsieur Blaeu de nous le
rappeler.
Article paru dans La Liberté du 13 juin 2020.
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